Artiste peintre, auteur,
jardinier pour le plaisir, Yves de Saint Jean a la passion de la vie
simple et vraie des terroirs qu'il transmet à travers ses ouvrages et
ses tableaux. Ce blog est le reflet de ses rencontres, coups de coeur,
une invitation à la découverte d'une ruralité un peu oubliée mais riche
de personnages authentiques, d'histoires, d'anecdotes, de vie simple.
11 NOVEMBRE A CHENU
Publié le 6 Novembre 2017
«
Au moment où le clairon Sellier sonne la fin des hostilités, le 11
novembre 1918, une réalité s’impose à tous : dans l’Europe ravagée, les
pères enterrent les fils. » J.F. Sirinelli
11
novembre 1956, nous sommes trois, dans ce matin gris sur la route qui
nous conduit au centre du bourg. Louis, mon grand-père et Henri, son
demi-frère m'accompagnent. Il fait frais mais j'ai bien chaud dans mon
pardessus marron, la tête couverte d'un petit béret. Louis et Henri ont
tous les deux un drapeau roulé sous le bras.
Il
est onze heures. Nous arrivons sur la place. Je ne comprends pas très
bien ce qui se passe mais les images s'impriment d'elles-mêmes.
L'ambiance est lourde. Des hommes, des femmes, le visage grave et figé
comme des automates aux rouages rouillés sont réunis devant le monument
aux sacrifiés de l'histoire. Sous les drapeaux déployés et alignés dans
la fraîcheur de ce matin, le silence est assourdissant, plus lourd que
d'habitude. On n'entend plus que lui. Il est comme la lumière, il n'a
pas de corps. Aujourd'hui, le village pleure ses morts, pas des morts
partis naturellement parce que la pente du chemin de la vieillesse
devenait trop dure.
Non,
aujourd'hui, on célèbre un mari, un fiancé, un frère, un jeune papa,
rien que des jeunes hommes qui n'ont pas eu la chance de voir venir les
douceurs d'une vie bien remplie..
Aujourd'hui,
les vieux pleurent des jeunesses perdues, celles des jeunes morts de la
grande guerre, comme s'il y avait de petites guerres.
Tout autour du monument, il y a des hommes graves et silencieux qui regardent les drapeaux avec des ombres dans les yeux.
Marius
est revenu mais sa jambe est restée, là-bas, dans la boue et le froid
d'une tranchée, cette jambe qui lui manque tellement, cette part de son
être que la guerre lui a volée.
Henri,
Marius et d'autres avaient dix huit ou vingt cinq ans. Ils étaient
boulangers, ouvriers, paysans, bourgeois. Ils devinrent brusquement
fantassins, artilleurs, brancardiers. Ils durent quitter leurs femmes,
leurs fiancées, leurs enfants, revêtir un uniforme mal taillé et
chausser des godillots à clous. Deux millions ne sont jamais revenus de
cet enfer de boue, de froid, de bruit des canons, des cris de soldats,
des odeurs de charniers. Les autres, comme Henri, sont rentrés usés,
fatigués, mutilés, meurtris, perdus dans un monde qui s'est construit
sur leur absence. La nuit, ils se réveillent parfois en sursaut et
croient entendre le cri de ce soldat qui bascule dans une tranchée
ennemie.
Ne jamais oublier !
La sonnerie aux morts du clairon du chef des pompiers retentit.
Henri s'avance. Il pense à ces grands hommes de la terre qui sont allés jusqu'au bout d'une consigne absurde qui les a dépassés.
Il
fixe les plaques de marbre du monument et commence l'appel aux morts.
Haut et fort, comme s'il souhaitait que ces héros tombés sur le champ
d'honneur puissent entendre sa voix.
Quarante noms qui avaient tout juste 20 ans.
« Bouzau ! »
« Mort pour la France ! » répond Louis d'une voix grave et émue.
« Lehoux ! »
« Mort pour la France !»
Les
femmes sont là, des filles, des veuves qui se souviennent de cette
journée de moisson du samedi 4 août 1914 quand les cloches ont fait
résonner dans toute la campagne ce funeste tocsin à 4 heures de
l'après-midi. Elles sont là aussi pour pleurer ceux qui ne reviendront
pas et ceux qui sont morts des suites de leurs blessures peu après leur
retour. Qui se souvient de leurs souffrances, des efforts, des
privations, des tâches au-dessus de leurs forces qui ont meurtri leurs
corps sans personne pour les réconforter.
« Pasteau ! »
« Mort pour la France ! »
Je
n'ai jamais oublié ce 11 novembre 1956. L'image du petit bonhomme dans
son pardessus marron sur la place du village est ancrée dans ma mémoire.
Elle me poursuit. Depuis toutes ces années, je ne peux m'empêcher de
m'arrêter dans ces petits villages et de passer de longues minutes à
lire un à un les noms de ces sacrifiés de l'histoire et après toutes ces
années, je suis encore là, sur la place du village, à écouter avec
d'autres voix, l'appel des morts.
L'oncle
Henri est parti depuis longtemps. J'ai souvent parlé avec lui en buvant
une chopine dans sa cave. Comme tous ceux qui avait connu cet enfer, il
n'était pas très bavard mais à chaque fois, il disait simplement :
« j'en suis revenu, comment est-ce possible ?»
Ne jamais oublier !
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